La situation a quelque chose d’ironique. Pour percer les secrets de l’Univers, les physiciens et techniciens du SNOLAB descendent chaque jour 2 km sous terre, loin, très loin du ciel et de ses étoiles. En ce matin pluvieux de juin, je m’apprête à plonger avec eux dans les entrailles de la mine Creighton, à Sudbury, à 400 km au nord de Toronto, où est enfoui ce laboratoire qui est l’un des plus profonds du monde.
Vêtus de combinaisons jaunes ou orange réfléchissantes, de bottes de sécurité et de casques, nous attendons l’heure du départ au côté des mineurs de la compagnie Vale, qui extraient du nickel de cette mine toujours en activité. À 7 h 15 précisément, la porte de l’ascenseur — ou plutôt de la «cage», comme on l’appelle — s’ouvre dans un fracas métallique.
Nous sommes une vingtaine, mineurs, scientifiques — et journaliste — à nous y entasser, épaule contre épaule. La cage brinquebale et descend à toute allure, faisant défiler les parois rocheuses sous nos yeux. On dévale à 40 km/h, passant en trombe devant plusieurs galeries éclairées, creusées dans le roc. La mine est immense : exploitée depuis plus de 100 ans, elle atteint 2 400 m de profondeur – 14 fois la tour du Stade olympique. J’ai beau le savoir, la descente est impressionnante. Je déglutis frénétiquement pour me déboucher les oreilles, tout en essayant de ne pas penser à l’épaisse couche de roc qui me sépare de la surface.
C’est justement ce bouclier rocheux qui a conduit les chercheurs, en 1990, à construire le Sudbury Neutrino Observatory (SNO), un détecteur de neutrinos, dans cet endroit improbable. Ces particules sont de véritables « fantômes ». Pour les repérer, il faut se protéger des rayons cosmiques, venus de l’espace, qui bombardent la Terre en permanence et saturent les détecteurs. La roche joue ici ce rôle de rempart, ou de filtre : elle laisse passer les neutrinos, mais pas le brouhaha des rayons cosmiques. Voilà qui a permis au physicien canadien Arthur McDonald d’observer ces particules en paix et de décrocher un prix Nobel en 2015. Entre-temps, le SNO a été agrandi et transformé en SNOLAB qui a débuté ses activités en 2012. Plus de 500 chercheurs d’une quinzaine de pays y travaillent, à l’occasion ou de façon permanente.
Ils y guettent encore les neutrinos, mais c’est une autre quête qui obsède leur esprit : celle de la matière sombre, ou matière noire. Composée de particules inconnues, celle-ci constituerait 25 % du contenu de l’Univers et se trouverait partout autour de nous, y compris au fond des mines. Mais elle reste, à ce jour, l’un des plus grands mystères du cosmos. « Par définition, on ne sait toujours pas ce que c’est. On ne sait pas ce qu’on cherche », résume Pierre Gorel, l’un des scientifiques qui m’accompagnent ce jour-là. Pendant sept ans, il est descendu presque chaque jour au SNOLAB pour construire le détecteur de matière noire DEAP-3600, entré en fonction fin 2016. C’est à cette machine dernier cri que je vais rendre visite, entre autres (de nombreuses expériences ont cours au SNOLAB).
Après trois minutes interminables, la cage s’immobilise enfin à «l’étage 68 » (6 800 pieds, soit 2 072 m, la mine allant jusqu’à 2 400 m). Le groupe de scientifiques s’engouffre dans une longue galerie, dont les parois sont couvertes de grillages pour protéger des chutes de pierres. L’air est chaud (plus de 30 °C), humide et lourd : la pression est 25 % plus élevée qu’à la surface, ce qui rend la marche de 1,5 km un peu pénible. Cela tombe bien : une douche nous attend à l’arrivée.
Pureté et propreté
«C’est l’un des laboratoires les plus propres du monde. L’équivalent d’une cuillère de poussière, naturellement radioactive, suffirait à bousiller les détecteurs», explique Pierre Gorel. Après avoir rincé nos bottes, on retire l’équipement de mineur. Tous les objets qui pénètrent en ces lieux sont soigneusement nettoyés dans un sas appelé car wash. Chaque personne doit impérativement se doucher (cheveux compris), puis revêtir une combinaison spéciale, des bottes propres et couvrir ses cheveux d’un filet.
Les 5 000 m2 du labo sont classés « salle blanche », ce qui signifie qu’on n’y trouve quasiment pas de particules en suspension. À l’entrée de chaque pièce, du papier collant bleu posé au sol retient le peu de poussière déplacé par nos semelles; le système de ventilation repousse constamment l’air venant de la mine; les murs, les sols et les plafonds sont couverts d’une peinture lisse et brillante. Après le couloir boueux de la mine, le contraste est saisissant : on se croirait dans un film de James Bond, dans une sorte de caverne ultramoderne. «Le nettoyage et le dépoussiérage sont les postes les plus importants du SNOLAB», indique Pierre Gorel.
Si l’on purifie ainsi l’environnement, c’est qu’il faut être très méticuleux pour tenter de «voir» une particule de matière noire. Comme pour les neutrinos, il faut éliminer tous les signaux parasites (rayons cosmiques, radioactivité) qui pourraient mimer le passage d’une de ces particules dans les détecteurs et induire les scientifiques en erreur. «On est constamment bombardés de matière sombre, mais ces particules interagissent très peu avec la matière ordinaire visible (qui compose les humains, les étoiles, les planètes, etc.). En fait, on ne sait même pas si elles interagissent, mais on espère qu’elles vont entrer en collision, une fois de temps en temps, avec les atomes qui sont dans le détecteur», m’expliquait quelques jours plus tôt la physicienne Pauline Gagnon, fraîchement retraitée du CERN, l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire à Genève.
Le SNOLAB n’est pas le seul à traquer ces mystérieuses entités. Au total, une quarantaine d’expériences dans le monde – y compris au CERN, où se trouve le Grand collisionneur de hadrons – poursuivent le même but (voir l’article Un éventail de méthodes). Rien qu’au SNOLAB, en plus de DEAP-3600, un autre détecteur nommé PICO attend lui aussi la rencontre providentielle, et deux autres sont en construction (SuperCDMS [Cryogenic Dark Matter Search] et MiniCLEAN). «C’est une vraie course, même entre nous», confirme Pierre Gorel. Jusqu’ici, toutefois, personne n’a jamais rien vu.
De la théorie à l’expérience
Mais alors, d’où vient la certitude que la matière noire existe ? C’est en regardant des amas de galaxies qu’un astronome suisse, Fritz Zwicky, s’est rendu compte, dès les années 1930, que quelque chose clochait dans l’Univers. Après avoir évalué la masse des centaines de galaxies qui composent l’amas dit de Coma, il conclut qu’elle n’est pas suffisante pour expliquer la cohésion de l’ensemble. Il manquerait jusqu’à 10 fois la masse visible !
Dans les années 1970, l’Américaine Vera Rubin fait le même constat, à l’échelle des galaxies en rotation. Elle réalise que les étoiles les plus éloignées du centre, qui devraient tourner plus lentement que les étoiles internes selon les lois de la gravitation, vont beaucoup trop vite ! À cette vitesse, la galaxie devrait se disloquer.
Et pourtant, ces étoiles éloignées semblent « coller » au reste, comme par magie. Une magie qu’elle explique par la présence d’une matière inconnue, invisible, qui ajouterait la masse (et donc la gravité) nécessaire au maintien des étoiles. « Ensuite, d’autres preuves sont venues de la cosmologie », rappelle Pauline Gagnon. Par exemple, la lumière provenant de galaxies lointaines se « courbe » ou dévie beaucoup plus que prévu lorsqu’elle passe près d’autres galaxies – c’est ce qu’on appelle l’effet de lentille gravitationnelle, accentué par une masse « cachée » (voir l’illustration). Un autre indice vient de l’observation de la structure de l’Univers, qui révèle que les galaxies se seraient agglutinées à l’origine sous l’effet d’un « catalyseur », lequel serait justement la matière sombre. Quant à savoir à quoi ressemble cette mystérieuse glu intergalactique…
Si les théoriciens s’entendent sur le fait qu’il s’agit de particules exotiques (c’est-à-dire différentes de la matière ordinaire), le consensus s’arrête là. «Les modèles sont très flexibles. Rien n’interdit d’ailleurs qu’il y ait plusieurs particules de masse différente. On est un peu dans le noir», ironise au téléphone Gilles Gerbier, professeur à la Queen’s University, en Ontario, qui travaille à la mise en place du nouveau détecteur SuperCDMS, au sein du SNOLAB.
Parmi les candidats théoriques les plus sérieux à la matière noire se trouvent les WIMP (pour weakly interactive massive particles), ou particules massives interagissant faiblement. En français, on les appelle aussi « mauviettes », traduction littérale de wimps. Ce sont elles que l’équipe du SNOLAB essaie d’attraper. Justement, j’emboîte le pas à Pierre Gorel dans les larges couloirs lumineux, jusqu’à une pièce immense creusée dans le roc qui abrite son «bébé», DEAP-3600. Rien d’excitant à première vue : le détecteur est caché dans une grande cuve cylindrique de plusieurs mètres de haut. «DEAP est une sphère de 85 cm de rayon, qui contient 3,6 tonnes d’argon liquide. Elle est construite dans un acrylique très pur, donc avec une radioactivité intrinsèque minimale. La boule est enfermée dans une coque d’acier, elle-même plongée dans de l’eau qui constitue un blindage supplémentaire contre la radioactivité venant de la roche», explique-t-il non sans fierté en pointant le silo hermétique.
Le concept du détecteur est simple à comprendre : la matière noire nous bombarde constamment. Une fois de temps en temps (rarement), on s’attend à ce qu’elle percute un noyau d’argon dans DEAP. «Le noyau va alors reculer, un peu comme une boule de billard qu’on frappe», explique le chercheur. En retrouvant son état initial, ce noyau va émettre un photon, c’est-à-dire un signal lumineux qu’on espère capter grâce aux 255 photodétecteurs installés tout autour de la boule d’acrylique. Reliés au silo de DEAP, d’innombrables conduits de ventilation, machines de refroidissement et ordinateurs vrombissent, reliés à un réseau complexe de câbles multicolores. «On apprend au fur et à mesure comment le détecteur fonctionne. En théorie, on pourrait déjà avoir des signaux», soutient le chercheur, un sourire en coin.
Mais il faudra écouter le murmure capté par DEAP pendant trois ans encore pour pouvoir distinguer un «vrai» signal du bruit de fond qui ne peut être éliminé totalement. Car les impacts de matière noire dans l’argon, s’ils surviennent, seront rares. Ces particules fugaces heurteront-elles les détecteurs plusieurs fois par jour ? Par an ? Comment être sûr qu’un signal est bien celui d’une WIMP, et pas celui d’un rayon cosmique ou d’un rayonnement gamma résiduel ? Pierre Gorel est confiant : «S’il y a une chance pour que la matière noire interagisse, il suffit d’attendre assez longtemps avec des détecteurs assez gros, et ça va arriver. C’est une question de statistiques !»
L’étau se resserre
Pourtant, jusqu’ici, les statistiques n’ont pas joué en faveur des chercheurs et toutes les expériences dans le monde ont fait chou blanc.
Il faut dire que les «chasseurs» partaient de loin, ne connaissant aucun des deux critères qui servent habituellement à cerner une particule : ni sa masse ni son affinité pour le détecteur. «Avec une masse élevée, il est plus facile d’induire une vibration dans le détecteur, un peu comme une boule de quilles qui frappe plus fort qu’une balle de ping-pong, explique Pauline Gagnon. L’autre inconnue, c’est la probabilité avec laquelle les WIMP vont interagir avec le détecteur.» Vont-elles s’y arrêter ? Passer à travers ? Cette capacité à frapper la cible, qu’on appelle la «section efficace», détermine elle aussi la fréquence des signaux observés.
«C’est un peu comme si les particules étaient des enfants dans une cour d’école. Certains parlent avec tout le monde, ont beaucoup d’amis. D’autres interagissent peu, comme des fantômes qui passent à côté des autres sans les toucher», poursuit la physicienne. Les neutrinos, par exemple, sont les champions de l’esquive. On estime que, sur 10 milliards de neutrinos traversant la Terre, un seul d’entre eux aura une interaction avec un atome de notre planète… Les WIMP sont-elles aussi insaisissables ? Tout indique que oui. «Hélas, les particules lourdes qui interagissent beaucoup avec la matière ordinaire, on ne les a pas trouvées. On avait l’espoir de les voir au CERN, avec l’accélérateur de particules, mais on n’a rien vu. Aujourd’hui, on cherche donc les petites masses, qui filent à travers la matière», résume Pauline Gagnon.
L’avantage, c’est que le champ de recherche est de plus en plus restreint. Un peu comme si on avait passé le contenu d’un lac au tamis : n’ayant pas trouvé de gros poissons, on utilise désormais un tamis plus fin pour essayer d’attraper les petits.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que, depuis 50 ans, la matière noire sait se faire désirer et a épuisé bien des physiciens ! La découvrir reviendrait à résoudre l’une des plus grandes énigmes de la physique, et à ouvrir un nouveau champ de recherche fascinant. L’enjeu est énorme; les moyens aussi : «On doit mettre au point des détecteurs de plus en plus gros, dans des lieux avec très peu de bruit de fond», dit Gilles Gerbier, également titulaire de la Chaire d’excellence en recherche du Canada sur l’astrophysique des particules.
En Chine, le détecteur PandaX 4t est en cours de construction sous une montagne haute de 2 400 m et les plans de son successeur, PandaX 30t, sont déjà dans les tuyaux. Au fond de la mine Soudan, aux États-Unis, LUX–ZEPLIN (10 tonnes de xénon !) verra le jour en 2020. Même au SNOLAB, le détecteur PICO, qui fonctionne avec un fluide en surchauffe (qui forme des bulles s’il est percuté par une WIMP), passe au format XL. Le jour de ma visite, le détecteur, d’une contenance de 45 litres, avait été sorti de sa cuve. «D’ici un an, on l’aura remplacé par PICO-500 kg, beaucoup plus gros», m’expliquait le responsable, Ken Clark, devant le PICO déchu, une sorte de bombonne de verre pleine de liquide.
Avec ses trois tonnes d’argon, DEAP a donc une longueur d’avance. Son concurrent principal est l’européen Xenon1T, situé au Gran Sasso, en Italie. Il renferme 3,5 tonnes de xénon liquide, et pourra en contenir à terme 7,5 tonnes. Cela sera-t-il suffisant ? Pas sûr… Les 135 scientifiques de l’expérience Xenon1T, lancée en 2015, sont revenus bredouilles de leurs premières analyses, en mai dernier. «On est à l’échelle des tonnes et on atteint les limites. Construire des détecteurs plus gros coûterait trop cher», explique Pierre Gorel.
Et si on ne trouve rien dans les 5 à 10 ans qui viennent ? «Ça voudra peut-être dire que les WIMP ont une masse très faible, mais on n’aura pas le moyen technique de les distinguer des neutrinos dans les détecteurs. On risque d’être coincés», explique Gilles Gerbier.
La situation commence à inquiéter sérieusement les physiciens. Plusieurs équipes affirment que, si on n’a rien vu jusqu’ici, c’est tout simplement parce que la matière noire n’existe pas. On ferait fausse route depuis le début. «Des théories nouvelles, qui se passent de matière noire, il y en a à la pelle ! Les théoriciens ont beaucoup d’imagination. Selon eux, si la matière noire n’existe pas, cela veut dire qu’on s’est trompé sur la loi de la gravitation. Ainsi, la constante de gravitation varierait en fonction de la distance», résume Gilles Gerbier sans trop y croire (voir l’encadré page précédente).
Pierre Gorel non plus n’est pas prêt à renoncer. «Il faut continuer à chercher la matière noire avec différentes méthodes et matériaux», dit-il. D’autant qu’une découverte ne pourra être proclamée que si elle est confirmée par deux expériences indépendantes. «On a bien mis 48 ans à trouver le boson de Higgs, s’exclame Pauline Gagnon. Ce n’est pas une tâche facile !»
Tous espèrent que le signal tant attendu se fera entendre pour la première fois ici, à 2 km sous terre, dans cet antre surréaliste. Le retour à la réalité est d’ailleurs un peu brutal : la poussière chaude de la mine, les bottes lourdes, les secousses de la cage, la pluie fine sur le stationnement et ses dizaines de pick-up. Mais ces chercheurs de l’ombre m’ont transmis leur fébrilité. Comme eux, j’espère que le SNOLAB nous donnera bientôt le fin mot de l’histoire. Et comme eux, je sens poindre la crainte que l’objet de cette quête ne soit qu’une illusion.
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