Un bruit de choc assourdi et un grincement mécanique en provenance du couloir annoncent que le professeur Stephen Hawking commence sa journée de travail à la section de Mathématiques Appliquées et de Physique Théorique de l'Université de Cambridge. Une infirmière pénètre dans son bureau, précédée d'un fauteuil roulant électrique équipé d'une grande boîte de métal fixée sur le dossier, et d'un écran d'ordinateur sur l'accoudoir de gauche. Le siège est recouvert d'une peau de mouton sur laquelle est posée ce qui ressemble plus ou moins à un tas de vêtements qui, jetés en hâte, auraient par une extraordinaire coïncidence, pris approximativement une forme humaine. Et on ressent un léger choc en voyant émerger des mains squelettiques au bout des manches croisées de la veste de tweed, et un visage alerte du col de la chemise à carreaux. La main gauche commande le fauteuil à l'aide d'une manette, tandis que la droite s'agite frénétiquement sur un boîtier de commande d'ordinateur. Tout à coup, une voix dure et dénuée de toute intonation retentit à l'arrière du fauteuil.
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- Bonjour ! Comment allez-vous ?
La voix provient de haut-parleurs fixés sur la boîte de métal. Hawking appelle sur son écran des mots qui sont ensuite transformés en sons par l'ordinateur. L'opération prend du temps et ne peut guère dépasser le rythme de dix mots par minute. Mais pour aller plus vite, on peut lire directement sur l'écran.
- Je la veux gris tourterelle ! articule la voix mécanique.
L'écran clignote à un rythme rapide, tandis qu'il cherche le mot suivant, mais il semble avoir du mal à le trouver.
- Je la veux gris tourterelle !
Sue Masey, sa secrétaire, semble quelque peu interloquée. Nous guettons nerveusement la suite. Soudain, la voix éclate de nouveau :
- Je la veux gris tourterelle, ma camionnette !
II vient simplement d'indiquer la couleur d'une camionnette spécialement équipée qu'il a l'intention d'acheter avec l'argent du Prix Wolf, un prix de physique attribué en Israël. En outre, nous révèle sa secrétaire, il veut une direction assistée, un lecteur de cassettes stéréo, et tous les gadgets disponibles. Le professeur de mathématiques de Cambridge a un gros faible pour les gadgets.
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Stephen Hawking est aussi l'homme qui a le plus de chances de produire, d'ici quelques années, une théorie qui expliquerait toute l'histoire de l'univers. D'après ses propres estimations, il y a une chance sur deux pour que l'homme parvienne à dévoiler ce mystère avant la fin de notre siècle. Et selon les estimations données par tous les experts, il faut remplacer ici « homme » par « Hawking ».
Pour cela, il faudrait qu'il survive. Car l'intelligence et les capacités intellectuelles d'un des trois plus grands physiciens de notre siècle sont attachées à un corps de quarante-six ans presque moribond. Au cours des vingt-cinq dernières années, Hawking atteint d'une grave maladie des neurones moteurs, la sclérose latérale amyotropique, a vu son état se détériorer lentement et progressivement. A vingt et un ans, il n'arrivait pratiquement plus à marcher sans l'aide d'une canne. A trente ans, il devait se déplacer en fauteuil roulant et, trois ans plus tard, on a dû procéder à une trachéotomie qui lui a ôté le peu de voix qui lui restait. II respire par un petit trou situé dans sa gorge, la salive ne cesse d'affluer à ses lèvres et lorsqu'il tousse son corps tout entier est secoué par d'intenses convulsions. II arrive encore à faire quelques vagues mouvements avec sa tête et ses mains et, ce qui peut paraître déroutant, à sourire, en découvrant largement ses dents.
Personne, ici, ne fait attention à cet être fragile, affaissé dans son fauteuil, qui est parti en quête de la « Grande Unification ». Cette théorie magnifiquement nommée ferait le lien entre les deux grandes réussites intellectuelles du XXe siècle, la relativité et la mécanique quantique. La première concerne la macro-structure de l'univers, essentiellement déterminée par la gravité. La seconde, elle, porte sur les forces qui agissent à l'échelle atomique et sub-atomique. En conciliant ces deux théories, entreprise dans laquelle Einstein lui-même a échoué, on éclaircirait peut-être le mystère de l'origine de l'univers. Et en établissant, grâce à la théorie des quanta, l'hypothèse d'un rayonnement émis par les « trous noirs » de l'univers dont l'existence relève de la relativité, Hawking se serait engagé sur la voie royale. Non seulement une théorie de la Grande Unification mériterait le prix Nobel de physique, mais ce serait sans doute le dernier.
Une des personnes assises à côté de Hawking fait remarquer qu'elle ne parvenait pas à comprendre la théorie d'Einstein sur la relativité, lorsqu'on tentait de la lui expliquer avec les techniques réservées à l'homme de la rue (les horloges, les vaisseaux spatiaux) mais, en revanche, que tout était devenu parfaitement clair lorsqu'on la lui avait expliquée en termes mathématiques. Hawking, quant à lui, fait exactement l'inverse puisqu'il vient de publier un guide en langage profane pour expliquer ses pensées. Ce livre, d'où tout calcul mathématique a été évincé, s'intitule « Histoire abrégée du temps ». Pourquoi cette méthode ?
- J'aime beaucoup expliquer mon travail mais, effectivement, c'est difficile, dit la voix mécanique. J'avais bien écrit un autre livre qui comportait de nombreuses équations, mais personne ne parvenait à le lire. C'est pourquoi j'ai changé de langage.
La peur ? II ne connaît pas
Hawking nous précise qu'il doit maintenant se préparer pour sa conférence, et disparaît rapidement sur son fauteuil roulant. La conférence se tient dans un autre bâtiment, et Hawking, accompagné de deux assistants, d'une infirmière et d'un journaliste, doit traverser la rue pour le rejoindre. II se précipite en mettant les manettes à fond. La peur ? II ne connaît pas. II fonce sans regarder en espérant que les voitures s'arrêteront pour le laisser passer. Ses assistants virevoltent nerveusement autour de lui pour essayer de lui éviter un accident.
La façon dont il prépare ses conférences est stupéfiante. II programme dans son ordinateur tous les termes qu'il va utiliser, et lorsqu'il est prêt, il s'adresse à son auditoire en se servant du boîtier de commande qui lui permet d'afficher les phrases une à une.
Nous nous retrouvons de nouveau dans le bureau de Hawking. Une infirmière vient remplacer celle qui nous avait accompagnés jusque-là, et un assistant raccorde l'ordinateur placé sur le fauteuil à un P.c. I.b.m. placé sur son bureau, pour faciliter la lecture. Sur la porte, un énorme poster de Marilyn Monroe et, sur tous les murs, des portraits de Einstein, Newton, Galilée. Nous passons aux choses sérieuses.
- En principe, avec la physique on peut tout prévoir, dit la voix électronique. Mais les formules mathématiques sont excessivement complexes. C'est pour cette raison qu'on s'en remet aux approximations. Pour moi, la notion de libre-arbitre est une très bonne théorie approximative pour expliquer le comportement humain.
- Arrivera-t-on un jour à dévoiler le secret de la Grande Unification ?
- Oui, il y a une chance sur deux pour que ceci survienne avant la fin du siècle.
- Est-ce que l'homme modifiera son comportement quand il sera en mesure de tout expliquer par une série d'équations ?
- Oui, mais il faut beaucoup de temps pour modifier les hommes. Cela fait deux mille ans que la chrétienté aspire à cet objectif.
- Autrement dit, la physique c'est comme la chrétienté ?
- Non, en fait ce sont deux choses fort différentes : la physique ne vous apprend pas à vous comporter correctement avec votre voisin.
- Votre maladie vous a-t-elle influencé dans le choix de ce métier ?
- Pas vraiment. J'avais déjà choisi cette voie bien avant. La seule chose, c'est qu'il me faut éviter d'aborder les problèmes qui comportent un grand nombre d'équations, car il m'est très difficile de les écrire toutes. Je dois constamment rechercher des raccourcis
- Etes-vous parfois déprimé ?
- Très rarement. J'ai réussi à faire ce que je voulais, malgré ma maladie, et cela me donne le sentiment d'avoir atteint mon objectif. »
Nous voici de nouveau dans la salle des professeurs. Ces tasses de thé, ces pauses-café, ces repas, cet emploi du temps très précis, semblent revêtir une importance toute particulière pour Stephen Hawking. C'est pour lui un rituel quotidien, une structure, un support solide, qui compensent les faiblesses de son pauvre corps inarticulé.
- Est-ce que votre maladie évolue ?
- II y a une évolution, certes, mais très lente. Cela fait vingt-cinq ans que l'on me dit que je suis à deux doigts de la mort.
- Mais qu'en est-il de l'avenir ? Craignez- vous de quitter ce monde sans avoir terminé la synthèse de la Grande Unification ?
- Je ne regarde jamais si loin. Ce type de travail est un effort commun. II y a énormément d'autres physiciens qui collaborent avec moi.
II laisse tomber sa tête en avant. Peut-être est-il fatigué ou s'ennuie-t-il, à moins qu'il n'ait tout simplement soif. La nouvelle infirmière lui apporte un verre d'eau.
Une semaine plus tard, j'ai eu l'occasion de rencontrer sa femme, Jane. Ils habitent au rez-de-chaussée d'une maison de King's College. Elle est professeur de langues. Ils ont trois enfants : Robert, vingt ans, étudiant en Sciences naturelles, Lucy, dix-sept ans, qui veut faire du théâtre, et Tim, huit ans.
Mme Hawking est une femme énergique, tirée à quatre épingles. Elle a une voix aiguë, mais douce en même temps.
Ils se sont rencontrés en 1963, la veille du Nouvel An, lors d'une party à St-Albans. Ils avaient tous les deux grandi dans cette petite ville située près de Londres, et Stephen, de trois ans l'aîné de Jane, venait juste de commencer son troisième cycle à Cambridge. II était le fils de deux diplômés d'Oxford. Son père était un médecin qui faisait de la recherche en médecine tropicale. Jane Hawking se souvient que Stephen était relativement arrogant, mais aussi qu'« il y avait quelque chose d'indéfinissable chez lui. II savait que quelque chose d'incontrôlable était en train de le ronger progressivement. »
Très rapidement, un spécialiste lui a dit qu'il souffrait d'une maladie incurable et qu'il en avait encore pour un an ou deux à vivre. C'est alors qu'il s’arrêta de travailler et qu'il commença à boire.
Mais en 1965, il épouse Jane et décide de tirer le maximum de ce qu'il lui reste de vie. « Je ne savais pas très bien à quoi m'attendre lorsque nous nous sommes mariés, raconte Mme Hawking. Je crois que Stephen était passé par une phase de dépression, et je voulais donner un but à ma vie. L'idée de m'occuper de lui correspondait sans doute à ce que je recherchais... Nous étions amoureux l'un de l'autre. »
Son esprit vogue plus librement parmi les étoiles
Depuis lors, la maladie de Stephen a progressé de pair avec sa célébrité. Prix et postes universitaires se sont succédés, et la dépendance du savant envers sa femme et son entourage est allée croissant. Sa voix se dégradait rapidement, et le coup de grâce fut porté par la trachéotomie qu'il subit à Genève. II s'étouffait et on dut procéder à l'ablation de toute la partie de la gorge qui comporte les cordes vocales.
Paradoxalement, la vie de Mme Hawking devint plus facile. Une organisation philanthropique américaine prit en charge les frais de garde médicale 24 heures sur 24 et, pour la première fois depuis leur mariage, l'épouse du savant ne fut plus seule à assumer la tâche de le maintenir en vie.
« Tout le monde a pensé que c'était une décision raisonnable, mais pour lui, ce fut la descente d'un nouvel échelon. II avait le sentiment de déposer les armes devant sa maladie. Et bien souvent, il s'est rebellé contre des mesures qui se révélaient pratiques pour tout le monde. Je crois que c'est ce trait de caractère qui l'a aidé à tenir bon. Certains qualifieraient cela de ténacité, d'autres n'y verraient que de l'obstination. Pour ma part, j'y ai vu un peu des deux, suivant les moments. »
A mesure que sa maladie le réduit aux dernières extrémités de l'impotence, ses idées, elles, semblent connaître un processus inverse, et étendre plus que jamais leur domaine.
« Chaque époque s'inspire des découvertes des époques précédentes », tape-t-il sur son écran tandis que, une fois de plus, j'essaie, sans grand espoir, de toucher la racine de ses certitudes. « Ainsi, continue-t-il, les physiciens de l'âge moderne sont les descendants intellectuels de ceux qui, avant eux, sont partis en quête de la vérité. Cependant, il est possible que l'on trouve une théorie de l'unification complète, qui ne laisserait pas beaucoup de travail aux physiciens de l'avenir. »
Que se passera-t-il si l'on découvre que les trous noirs n'existent pas ?
« J'aurais eu tort, et une vie de travail n'aura servi à rien. Mais au moins, j'aurai gagné mon pari. » En effet, Hawking, qui a construit sa réputation sur l'hypothèse des trous noirs, a parié qu'ils n'existaient pas. Si ses théories s'effondrent, il gagnera un abonnement d'un an au magazine satirique « Private Eye », et si les faits lui donnent raison, c'est son « adversaire », un Américain qui recevra, lui, un abonnement à « Penthouse ».
« Mais, ajoute-t-il, tout ne sera sans doute pas entièrement faux. »
Nous sommes tous des imaginations sans limite enfermées dans des corps terrestres boiteux et périssables. Le poète W.B. Yeats disait que son coeur était « malade de désir et arrimé à un animal mourant ». Dans ce sens, Stephen Hawking est peut-être plus complètement humain que nous tous. Son corps est une machine inutile et dévastée au-delà de toute expression, mais son esprit vogue plus librement parmi les étoiles qu'aucun autre ne sait le faire.
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